4

A mon réveil, j’entendis ses cris. Il frappait contre le chêne, en me maudissant de le tenir ainsi captif. Le bruit qu’il faisait emplissait la tour et son odeur me parvenait à travers les murailles : succulente, délectable, l’odeur de la chair et du sang frais, de la chair et du sang de Nicolas.

Gabrielle dormait toujours.

Ne fais pas cela.

Une symphonie de méchanceté, une symphonie de démence m’étaient transmises à travers les murs, la philosophie multipliant ses efforts pour servir de véhicule aux images atroces, à la torture, pour les vêtir de mots...

Lorsque je commençai à gravir l’escalier, j’eus l’impression d’être happé dans le tourbillon de ses cris, de son odeur de mortel, à laquelle se mêlaient tous mes souvenirs olfactifs : le parfum du soleil sur une table de bois, celui du vin rouge, de la fumée du petit bois dans l’âtre.

« Lestat, m’entends-tu ? Lestat ! » Grêle de coup de poing contre la porte.

Souvenirs de contes de fées : le géant disant qu’il sentait l’odeur du sang humain dans son repaire. Horreur ! Je savais que le géant allait découvrir l’être humain. Je l’entendais arriver, pas à pas. L’être humain, c’était moi.

Non, ce n’était plus moi !

La fumée, le goût salé de la chair et du sang palpitant.

« C’est le bûcher des sorcières, ici. Tu m’entends, Lestat ! le bûcher des sorcières ! »

La sourde vibration des vieux secrets qui nous unissaient, de l’amour, de choses que nous seuls avions senties, connues. Notre danse devant le bûcher des sorcières. Peux-tu la nier ? Peux-tu nier tout ce qui s’est passé entre nous ?

Fais-le sortir de France. Envoie-le dans le Nouveau Monde. Et puis quoi ? Toute sa vie, il sera un de ces mortels vaguement intéressants, mais le plus souvent assommants, qui ont vu des esprits et en parlent sans cesse sans que personne ne les croie. Sa démence s’aggravera. Finira-t-il dans la peau d’un de ces fous comiques, de ceux que même les bandits et les assassins protègent, raclant son violon, en habit crasseux, dans les rues de Port-au-Prince ?

« Tu peux le manipuler », avait-elle dit. Personne ne croira jamais ses contes à dormir debout.

Mais il connaît l’endroit où nous reposons, mère. Il connaît nos noms, notre famille, trop de choses à notre sujet. Il ne voudra pas partir discrètement pour l’étranger. Et puis, peut-être le poursuivront-ils ; jamais ils ne le laisseront en vie à présent.

Où sont-ils ?

Je gravis l’escalier, dans le tourbillon de ses hurlements et regardai dehors à travers les barreaux de la petite fenêtre. Ils allaient revenir. C’était inévitable. D’abord, j’avais été seul. Puis je l’avais eue, elle. Et maintenant, je les avais tous les deux !

Était-ce là le nœud du problème ? Le fait qu’il me reprochât inlassablement de lui avoir refusé mon pouvoir ?

N’était-ce pas plutôt que j’avais à présent tous les prétextes voulus pour le prendre avec moi comme je l’avais désiré dès le début ? Mon Nicolas, mon amour. L’éternité nous attend. Tous les grandioses, les splendides plaisirs de la mort.

Je continuai mon ascension vers lui et la soif chantait au dedans de moi. La soif chantait et j’étais l’instrument de son chant.

Les cris étaient à présent incohérents ; ils étaient la pure essence de ses injures, la morne ponctuation de sa souffrance qui me parvenait sans aucun support sonore. Il y avait quelque chose de divinement charnel dans les syllabes sans suite qui sortaient de ses lèvres ; elles me faisaient penser au sourd jaillissement du sang à travers son cœur.

En entendant la clef dans la serrure, il se tut, ses pensées refluèrent à l’intérieur de lui, comme si l’océan pouvait être aspiré dans les mystérieuses sinuosités d’un seul coquillage.

Je m’efforçai de le voir, lui, dans la pénombre de la pièce ; lui et non mon amour pour lui, les mois pénibles, douloureux, passés à soupirer après lui, l’hideux et irrépressible besoin humain de le voir, la concupiscence. Je m’efforçai de ne voir que le mortel qui parlait à tort et à travers, tout en me foudroyant du regard.

« Toi et tes grandes tirades sur le bien » – la voix basse débordait de fureur inextinguible, les yeux étincelaient –, « tes tirades sur le bien et le mal, sur la mort, oh oui, la mort, l’horreur, la tragédie...»

Des mots. Portés par le courant toujours plus violent de sa haine.

«...et tu l’as partagé avec elle, le fils du seigneur offre son don précieux à la femme du seigneur, le Don ténébreux. Les habitants du château ont droit au Don ténébreux ; jamais on ne les a traînés jusqu’au bûcher des sorcières, où la graisse humaine fait des flaques par terre, au pied des bûchers consumés. Non, tuons plutôt la vieille qui n’y voit plus assez pour coudre et le demeuré incapable de labourer les champs. Et que nous donne-t-il à nous, le fils du seigneur, le Tueur de loups, celui qui a pleuré devant le bûcher des sorcières ? Quelques sous ! C’est bien assez bon pour nous ! »

Frissonnant. La chemise trempée de sueur. Des éclairs de peau bien lisse à travers la dentelle déchirée. Quel supplice de Tantale que et simplement poser les yeux sur lui, sur son torse mince et musclé, tel que les sculpteurs aiment à en représenter, sur les mamelons roses contre la peau brune.

« Ce pouvoir » – il postillonnait, comme s’il avait répété ces mots toute la journée avec la même intensité et que ma présence importât peu désormais –, « ce pouvoir qui a retiré à tous les mensonges leur raison d’être, ce pouvoir ténébreux qui s’élève par-dessus toutes choses, cette vérité qui a détruit...»

Non. C’étaient des mots. Pas la vérité.

Les bouteilles de vin étaient vides, la nourriture dévorée. Ses bras minces étaient durcis, tendus pour la lutte – mais quelle lutte ? – ; ses cheveux bruns s’étaient échappés du ruban, ses yeux immenses étaient vitreux.

Soudain, il se plaqua contre le mur, comme s’il voulait s’y enfoncer pour me fuir – un souvenir flou des autres vampires suçant son sang, la paralysie, l’extase – mais ce fut pour être aussitôt projeté vers l’avant, en trébuchant, tendant les mains pour se rattraper à des objets inexistants.

Sa voix s’était tue.

Une lueur sur son visage.

« Comment as-tu pu me le cacher ? » chuchota-t-il. Des pensées d’ancienne magie, de légendes lumineuses, de quelque contrée irréelle où prospérait tout ce qui venait de l’ombre ; se griser de savoir défendu grâce auquel tout ce qui est naturel perd son importance. Les feuilles tombant des arbres à l’automne, le soleil dans le verger n’avaient plus rien de miraculeux.

Non.

L’odeur émanait de lui comme un encens, comme la chaleur et la fumée des cierges à l’église. Son cœur battait sous la peau nue de sa poitrine. Son ventre musclé luisait de sueur, elle tachait même son épais ceinturon de cuir. Son sang au goût de sel... J’avais du mal à respirer.

Or, nous respirons. Nous respirons, nous sentons le goût des choses, leur parfum, leur texture et nous avons soif.

« Tu t’es mépris sur tout. » Était-ce bien Lestat qui parlait ? On eût dit quelque autre démon, quelque immonde créature dont la voix était une imitation de la voix humaine. « Tu t’es mépris sur tout ce que tu as vu et entendu.

— Moi, j’aurais partagé avec toi tout ce que je possédais ! » La rage s’accumulait à nouveau. Il tendit les mains. « C’est toi qui n’as jamais compris ! souffla-t-il.

— Garde la vie sauve et fuis. Cours !

— Ne vois-tu pas que c’est la confirmation de tout ? Que ta seule existence en est la confirmation – du Mal pur, du Mal sublime ! » Le triomphe dans ses yeux. Brusquement, il lança la main et la referma sur mon visage.

« Ne me provoque pas ! » dis-je. Je le frappai si fort qu’il tomba à la renverse, maté, réduit au silence. « Quand on me l’a offert, j’ai dit non. Je te jure que j’ai dit non. Avec mon dernier souffle, j’ai dit non !

— Tu as toujours été le roi des imbéciles, répondit-il. Je te l’ai souvent dit. » Il était au bord de l’effondrement, cependant. Il frissonnait et sa rage se distillait en désespoir. Il tendit à nouveau les bras, puis les laissa retomber. « Tu croyais à des choses qui n’avaient aucune importance, dit-il presque gentiment. Mais il y a quelque chose que tu n’as jamais su voir. Est-il possible que tu ne saches pas ce que tu possèdes désormais ? » De ses yeux vitreux jaillirent des larmes.

Son visage se tordit. Des mots d’amour sortaient de son cœur, silencieusement.

Muet et meurtrier, je me sentis inondé par le pouvoir que j’avais sur lui et par la conscience qu’il en avait ; mon amour attisait mon sens de mon propre pouvoir, le poussant vers une gêne brûlante qui se transforma soudain en autre chose.

Nous étions de nouveau dans la coulisse du théâtre, dans la petite auberge de notre village d’Auvergne. Je sentais non seulement l’odeur de son sang, mais de sa terreur. Il avait fait un pas en arrière. Ce seul mouvement suffit à déclencher en moi un brasier, au même titre que la vue de son visage affolé.

Il parut devenir plus petit, plus fragile, et pourtant jamais il ne m’avait semblé aussi fort, aussi séduisant qu’en ce moment.

A mon approche, son visage se vida de toute expression. Ses yeux étaient merveilleusement limpides. Et son esprit s’ouvrait comme s’était ouvert celui de Gabrielle ; en un éclair je vis passer la vision de lui et moi dans notre mansarde, devisant interminablement, tandis que la lune éclairait les toits couverts de neige, ou encore déambulant dans les rues de Paris, en nous repassant une bouteille de vin, la tête baissée contre les premières rafales de pluie hivernale, alors que nous avions devant nous l’éternité pour mûrir et vieillir. Que de joie, alors, au milieu même de notre misère – la véritable éternité, le véritable toujours – dans le mystère mortel de toutes ces choses. Mais ce moment s’évanouit dans la vibrante expression de son visage.

« Viens à moi, Nicolas, chuchotai-je, en lui tendant les deux mains. Si tu veux l’avoir, il faut venir...»

 

Je vis un oiseau sortir d’une grotte au-dessus de la haute mer. Il y avait chez ce volatile et dans les vagues infinies par-dessus lesquelles il volait quelque chose de terrifiant. Il s’élevait de plus en plus haut dans un ciel argenté, progressivement englouti par l’obscurité. Les ténèbres du soir, rien à craindre, vraiment rien. L’obscurité bienheureuse. Mais elle tombait peu à peu, inexorablement, sur cette unique petite créature qui croassait dans le ciel par-dessus l’immensité déserte du monde. Grottes vides, sables vides, mer vide.

Tout ce que j’avais jamais aimé regarder, écouter, toucher de mes mains avait disparu ou n’avait jamais existé et l’oiseau, décrivant des cercles et planant, continuait son vol, s’élevait au-dessus de moi, ou plutôt au-dessus de personne, contenant tout le paysage, sans histoire ni signification, dans la plate noirceur d’un œil minuscule.

Je hurlai sans faire de bruit. Je sentais ma bouche pleine de sang et chaque gorgée avalée franchissait ma gorge pour sombrer dans une soif insondable. J’aurais voulu dire, oui, je comprends à présent, je comprends combien cette obscurité est terrible, insupportable. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. L’oiseau poursuivait son chemin à travers les ténèbres, par-dessus la côte aride, la mer infinie. Dieu bien-aimé, cessez. C’est pire que l’horreur à l’auberge. Pire que les plaintes stridentes de la jument agonisant dans la neige. Mais le sang n’était que du sang après tout, et le cœur – le cœur succulent – était là, tout proche, dressé sur la pointe des pieds contre mes lèvres.

Nous y sommes, mon amour, c’est le moment. Je puis avaler la vie qui bat dans ton cœur et t’expédier dans l’inconscience éternelle, où rien ne sera jamais ni compris, ni pardonné, ou bien je puis te garder avec moi.

Je le repoussai loin de moi, puis je le serrai contre moi, comme un pauvre être écrasé, mais la vision persistait.

Ses bras se nouèrent autour de mon cou, son visage était trempé, ses yeux révulsés. Puis sa langue jaillit pour lécher avidement la plaie que j’avais ouverte pour lui dans ma propre gorge.

Par pitié, que cette vision cesse. Arrêtez cet essor interminable, faites disparaître ce paysage incolore couché à l’oblique, interrompez ce croassement qui ne veut rien dire par-dessus les hurlements du vent. La douleur n’est rien comparée à cette obscurité. Je ne veux pas... je ne veux pas...

Mais elle se dissolvait. Lentement, elle se dissolvait.

Enfin, c’était terminé. Le voile du silence s’était abattu, comme avec Gabrielle. Le silence. Nicolas était distinct de moi. Je le maintenais à distance et il manquait tomber, portant les mains à sa bouche, le sang dégoulinant le long de son menton. Sa bouche était ouverte et il en sortait un son sec, en dépit du sang, un cri sec.

Et derrière lui – au-delà de la vision inoubliable de la mer métallique et de l’oiseau solitaire qui était son unique témoin – je la voyais, elle, dans l’embrasure de la porte, et ses cheveux tombaient comme le voile d’or de la Sainte-Vierge sur ses épaules et elle me dit, d’un air de profonde tristesse :

« C’est un désastre, mon fils. »

 

Dès minuit, il était clair qu’il refusait de parler ou de répondre à n’importe quelle voix, qu’il refusait de bouger de son propre gré. Il restait immobile et sans expression là où on le mettait. Si sa mort le faisait souffrir, il n’en donnait aucun signe. Si la nouvelle vision l’enchantait, il le gardait pour lui. La soif elle-même ne pouvait le remuer.

Ce fut Gabrielle qui, après l’avoir étudié paisiblement pendant plusieurs heures, le prit en main, le nettoya et le vêtit d’habits propres. Elle choisit un costume de laine noire, l’un des rares vêtements sombres que je possédasse, et du linge blanc sans ornements, ce qui lui donnait l’air d’un jeune séminariste, un peu trop sérieux, quelque peu naïf.

Dans le silence de la crypte, je sus sans le moindre doute, en les observant, qu’ils entendaient mutuellement leurs pensées. Elle lui fit sa toilette, sans dire un seul mot, et le renvoya, toujours en silence, s’asseoir sur le banc près du feu.

Finalement, elle déclara : « Il faudrait qu’il chasse à présent », et lorsqu’elle tourna les yeux vers lui, il se leva sans même la regarder, comme une marionnette actionnée par un fil.

Hébété, je les regardai partir. J’entendis leurs pas décroître dans l’escalier. Puis je montai tout doucement derrière eux, en tapinois et, cramponné aux barreaux de la grille, je les regardai traverser le champ, légers comme deux félins.

Le vide de la nuit était un froid indissoluble qui m’engourdissait, m’emprisonnait. Le feu dans l’âtre fut impuissant à me réchauffer quand je rentrai rechercher sa chaleur.

Là aussi, c’était le vide. Et le calme que je croyais désirer, le besoin de me retrouver seul après la lutte atroce que nous avions dû livrer à Paris. Le calme et la découverte que je n’avais pu me résoudre à avouer à Gabrielle, la découverte qui rongeait mes entrailles comme un animal affamé : désormais, la seule vue de Nicolas m’était insupportable.

5

La nuit suivante, lorsque j’ouvris les yeux, je savais ce que je comptais faire. Peu importait que j’eusse ou non le courage de jeter les yeux sur lui. C’était moi qui l’avais créé et c’était à moi de le tirer de son hébétude.

La chasse n’avait opéré aucun changement, bien qu’il se fût, semblait-il, montré tout à fait capable de boire et de tuer. A présent, je devais le protéger de ma révulsion et aller à Paris chercher le seul objet susceptible de le faire réagir.

De son vivant, il n’avait jamais aimé qu’une seule chose : le violon. Peut-être celui-ci saurait-il le réveiller, à présent. Je le lui mettrais dans les mains et il aurait envie d’en jouer, d’en jouer avec toute son habileté nouvelle. Aussitôt, tout changerait, le froid qui me glaçait le cœur fondrait enfin.

 

Dès le réveil de Gabrielle, je la mis au courant de mes intentions. « Et ces autres vampires, voyons, dit-elle. Tu ne peux pas aller seul à Paris.

— Mais si, lui dis-je. Il a besoin de toi. Dans l’état où il est, si les démons revenaient, ils pourraient le persuader de sortir. De toute façon, je dois découvrir ce qui se passe sous les Innocents. Si la trêve est réelle, je veux le savoir.

— Je n’aime pas te voir partir, répondit-elle en secouant la tête. Permets-moi de te dire que si je ne croyais pas que nous devions avoir un nouvel entretien avec le chef, que nous pouvions apprendre beaucoup de lui et de la vieille femme, je serais d’avis de quitter Paris dès cette nuit.

— Que peuvent-ils bien nous apprendre ? demandai-je froidement. Que le soleil tourne autour de la terre et que celle-ci est plate ? » J’eus aussitôt honte de mon amertume.

Peut-être sauraient-ils me dire pourquoi les vampires que j’avais créés pouvaient communiquer entre eux par la pensée, alors que c’était impossible avec moi. Mais ma nouvelle haine envers Nicolas me pesait trop pour que je pusse penser à toutes ces choses.

En la regardant, je me dis qu’il avait été merveilleux de voir le Don ténébreux exercer sa magie sur elle, lui rendre tout l’éclat de sa jeunesse. Alors qu’en voyant Nicolas changer, j’avais cru le voir mourir.

Peut-être ne le comprenait-elle que trop bien, même sans lire dans ma pensée.

Nous nous étreignîmes. « Sois prudent », dit-elle.

 

J’aurais dû me rendre immédiatement chez lui pour y prendre le violon. Et puis, il fallait m’occuper du malheureux Roget, lui raconter quelque mensonge. Et enfin préparer notre départ de Paris. Que de choses à faire !

Au lieu de cela, je passai plusieurs heures à suivre ma fantaisie. J’allai chasser aux Tuileries et sur les boulevards, en me racontant qu’il n’y avait pas de clan de vampires sous les Innocents et que Nicolas était encore vivant et en sécurité.

Je ne cessai, cependant, de guetter leur venue. Je songeais à la vieille reine. Mais ce fut à l’endroit où je m’y attendais le moins, sur le boulevard du Temple, en approchant du Théâtre de Renaud, que je les entendis.

Je sus presque aussitôt que plusieurs d’entre eux se cachaient derrière l’édifice, mais je ne discernais aucune malveillance, seulement une fébrile excitation à mon approche.

Puis, j’aperçus le visage blême de la jolie femme aux yeux noirs. Elle se tenait dans l’allée où donnait l’entrée des artistes et elle se précipita pour me faire signe.

Je ne répondis pas tout de suite. Le boulevard était noir de promeneurs, comme à l’accoutumée, les théâtres ouvraient toutes grandes leurs portes. Pourquoi abandonner tout cela pour aller trouver ces créatures ? J’écoutai. Ils étaient quatre et ils m’attendaient désespérément. Ils avaient atrocement peur.

Fort bien. Je m’enfonçai dans l’allée et la remontai jusqu’au bout. Ils étaient tapis tous ensemble, contre le mur.

L’adolescent aux yeux gris était là, ce qui me surprit, l’air désemparé, et derrière lui un grand homme blond et une belle femme, tous deux vêtus de haillons comme des lépreux. Ce fut la belle aux yeux noirs qui prit la parole.

« Il faut nous aider ! chuchota-t-elle.

— Qui ? moi ? » Je m’efforçai de calmer ma jument à qui leur compagnie déplaisait. « Pourquoi cela ?

— Il est en train de détruire le clan, dit-elle.

— De nous détruire...», précisa le garçon, mais sans me regarder. Il gardait les yeux fixés sur le mur et son esprit m’adressait des images : le bûcher allumé, Armand obligeant ses adeptes à sauter dans le feu.

Je tentai de chasser ces visions, mais à présent tous quatre me les envoyaient. Mon amie fixa ses yeux noirs droit dans les miens pour essayer d’aiguiser ma perception : Armand brandissant une grande poutre noircie pour pousser les autres dans le brasier, puis les enfonçant au milieu des flammes lorsqu’ils cherchaient à se sauver.

« Grand Dieu, mais vous étiez douze, m’écriai-je. Ne pouviez-vous vous défendre ?

— Nous nous sommes défendus et nous voici, répondit la femme. Il en a brûlé six ensemble et nous nous sommes sauvés, terrifiés. Nous avons dormi loin de nos tombes, ce qui ne nous était encore jamais arrivé, sans savoir ce qu’il adviendrait de nous. A notre réveil, il était là et il a pu en détruire encore deux. Nous quatre sommes les seuls survivants. Il a même ouvert les profondeurs et brûlé les captifs. Détruit notre lieu de réunion. »

L’adolescent leva lentement les yeux.

« C’est de ta faute, dit-il. C’est toi qui nous as perdus. »

La femme s’interposa, en lui jetant un regard impatienté.

« Il faut nous aider. Forme un nouveau clan avec nous. Aide-nous à vivre comme tu vis.

— Mais la vieille reine, qu’a-t-elle dit ? demandai-je.

— C’est elle qui a commencé, répondit amèrement le garçon. Elle s’est jetée dans le feu en disant qu’elle allait rejoindre Magnus. C’est alors qu’il a poussé les autres à sa suite. »

Je baissai la tête. Elle avait disparu, avec tout son savoir et son expérience, ne laissant derrière elle que cet être simple, vindicatif, cet enfant cruel qui croyait à ce qu’elle savait être faux.

« Il faut nous aider, répéta la femme aux yeux noirs. Il a le droit, en tant que maître du clan, de détruire les faibles, ceux qui ne sauraient survivre.

— Il ne pouvait pas laisser le clan sombrer dans le chaos, dit l’autre femme. Privés de leur foi dans les Pratiques ténébreuses, les autres auraient risqué d’alarmer les mortels. Mais si tu nous aides à former un nouveau clan, à nous perfectionner dans les nouvelles pratiques...

— Nous sommes les plus forts du clan, expliqua l’homme, et si nous parvenons à le déjouer assez longtemps et à survivre sans lui, peut-être nous laissera-t-il tranquilles.

— Il nous détruira, marmonna le garçon. Il nous épiera...

— Il n’est pas invincible, coupa l’homme, et rappelle-toi qu’il n’est plus soutenu par ses convictions.

— Toi, tu as la tour de Magnus comme refuge..., commença le garçon en levant vers moi des yeux implorants.

— Non, je ne puis la partager avec vous, dis-je. Il faut gagner seuls votre lutte.

— Mais tu peux nous conseiller..., dit l’homme.

— Vous n’avez pas besoin de moi. Qu’avez-vous retenu de mon exemple jusqu’ici ? De ce que j’ai dit la nuit dernière ?

— Nous avons surtout appris ce que tu lui as dit ensuite, dit ma belle amie. Quand tu lui as expliqué qu’à présent le mal parcourait le monde sous forme humaine.

— Eh bien, prenez cette forme, dis-je. Prenez les vêtements de vos victimes, l’argent qu’ils ont en poche. Et déambulez parmi les mortels comme je le fais. Vous amasserez vite de quoi vous édifier votre propre forteresse, votre petit sanctuaire. Vous ne serez plus alors des mendiants, ni des fantômes. »

Malgré leur terreur, ils m’écoutaient attentivement.

« Mais notre peau, le timbre de nos voix...

— Vous pouvez berner les mortels. Rien n’est plus facile. Il suffit d’un peu d’adresse.

— Quelle espèce de mortels devons-nous contrefaire ? demanda le garçon d’un ton morne.

— A vous de choisir ! Regardez autour de vous. Faites semblant d’être des acteurs.

— Des acteurs ! s’écria la femme aux yeux noirs.

— Mais oui, ou mieux encore des acrobates. Vous avez dû en voir. Comme cela vous pourrez peindre vos visages trop blancs et on ne remarquera même pas vos gestes et vos expressions outrés. C’est le déguisement parfait pour vous. »

Elle se mit à rire et regarda les autres. L’homme était plongé dans ses pensées, la femme rêvassait, le garçon hésitait.

« Avec des pouvoirs comme les vôtres, vous n’aurez aucun mal à faire des cabrioles. Personne ne devinera ce que vous êtes.

— Pourtant, quand tu t’es produit sur la scène de ce petit théâtre, dit le garçon froidement, tu as terrifié le public.

— Parce que je l’ai voulu, dis-je. Mais je peux duper tout le monde, quand je le veux, et vous aussi. »

Je tirai de ma poche une poignée de pièces d’or que je donnai à la femme aux yeux noirs. Elle les regarda comme si elles lui brûlaient les mains, puis elle leva les yeux vers moi et je m’y vis, en train de faire mes diaboliques culbutes sur le plateau du théâtre de Renaud.

Une autre pensée me parvint. Elle savait que le théâtre était abandonné, que j’avais envoyé la troupe à l’étranger.

Je réfléchis un instant, sentant ma douleur s’éveiller et me demandant si les autres s’en apercevaient.

« Je t’en prie, dit-elle, en prenant ma main dans ses doigts blancs glacés. Laisse-nous nous installer dans le théâtre ! »

Entrez-y donc et dansez sur ma tombe.

J’étais tout engourdi, incapable d’y réfléchir froidement, ne voulant surtout pas me reporter en arrière et revoir tout ce qui s’était passé sous ce toit.

« Très bien, dis-je en détournant les yeux, avec une distraction affectée. Installez-vous là, si cela vous plaît. Et servez-vous de tout ce que vous trouverez. »

La jeune femme s’approcha et pressa ses lèvres contre ma main.

« Nous n’oublierons pas, dit-elle. Je m’appelle Éleni, ce garçon est Laurent, cet homme Félix et sa compagne Eugénie. Si Armand cherche à te nuire, il est notre ennemi.

— Puissiez-vous prospérer », dis-je et, étrangement, je le pensais. Je me demandai si un seul d’entre eux, en dépit des Voies ténébreuses et des Rites ténébreux, avait vraiment voulu ce cauchemar que nous partagions tous. A présent, pour le meilleur et pour le pire, nous étions tous des Enfants des Ténèbres.

« Mais agissez ici avec sagesse, les avertis-je. N’y amenez jamais de victime et ne tuez jamais près d’ici. Faites preuve d’intelligence et gardez une retraite sûre. »

 

Trois heures avaient sonné lorsque je m’engageai sur le pont qui menait à l’île Saint-Louis. J’avais assez perdu de temps. A présent, il me fallait le violon.

Dès que je fus près de la demeure de Nicolas, cependant, je sus que quelque chose clochait. Les fenêtres étaient nues, tous les rideaux avaient été arrachés et pourtant on discernait une vive lumière, comme si des centaines de bougies brûlaient à l’intérieur. Étrange. Il était encore trop tôt pour que l’on sût que Nicolas ne reviendrait plus.

Je bondis sur le toit et descendis le mur côté cour, jusqu’à la fenêtre de derrière, nue elle aussi.

Dans les appliques fixées au mur, toutes les bougies étaient allumées. D’autres étaient fichées dans leur propre cire à même le pianoforte et le bureau. La pièce était un capharnaüm.

Tous les livres gisaient à terre, certains en lambeaux, les pages arrachées. Il n’y avait pas jusqu’aux morceaux de musique qui n’eusse été éparpillés sur le sol et tous les tableaux avaient été décrochés des murs.

Peut-être les démons avaient-ils saccagé l’endroit quand ils avaient capturé Nicolas. Mais alors qui avait allumé toutes ces bougies ? C’était incompréhensible.

Je tendis l’oreille. Personne dans l’appartement. Du moins me semblait-il. Soudain, j’entendis non pas des pensées, mais de très légers bruits. Je me concentrai et sus que j’entendais tourner des pages, puis un objet chut à terre. On tournait d’autres pages, en épais parchemin, puis un autre livre tomba.

J’ouvris la fenêtre, sans faire de bruit. La faible rumeur continuait, mais aucune odeur humaine ne me parvenait, je ne sentais palpiter aucune pensée.

Il y avait une odeur pourtant, plus forte que celle du tabac froid et de la cire fondue. L’odeur de cimetière des vampires.

L’entrée était illuminée, de même que la chambre à coucher, plongée dans le même désordre : les livres ouverts jetés sur le sol, les draps arrachés, les tableaux en tas, les commodes vidées, leurs tiroirs sortis.

Et pas de violon, où que ce fût, notai-je machinalement.

Le bruit des pages tournées très vite émanait d’une autre pièce.

Qui que fût le visiteur – et ce ne pouvait être qu’une seule personne –, il se moquait bien de ma venue ! Il ne s’était même pas interrompu.

Je m’avançai jusqu’à la porte du bureau pour le contempler fixement, tandis qu’il poursuivait sa tâche.

C’était, Armand, bien sûr, mais je ne m’attendais guère au spectacle qu’il m’offrait.

La cire des bougies coulait sur le buste en marbre de César, pour s’étaler sur les continents bariolés d’une grosse mappemonde. Les livres formaient un énorme tas sur le tapis, à l’exception de ceux d’une dernière étagère près de laquelle il se tenait dans ses haillons, les cheveux pleins de poussière, sans me prêter la moindre attention ; sa main parcourait inlassablement les pages, ses yeux semblaient absorber les mots, ses lèvres étaient entrouvertes. Son expression appliquée faisait penser à celle d’un insecte occupé à dévorer une feuille.

Il me parut horrible. Il suçait la moelle de ces livres.

Il lâcha celui qu’il tenait et en prit un autre, l’ouvrit et se mit à le dévorer à son tour, son doigt suivant les lignes à une vitesse surnaturelle.

Je compris que tout ce que contenait l’appartement avait été soumis au même examen, mais qu’il tirait des livres un savoir concentré. Tout, depuis la Guerre des Gaules jusqu’à des romans anglais contemporains, gisait à terre.

La pagaille qu’il laissait derrière lui, son mépris total des choses qui lui avaient servi étaient horribles à voir.

Sans parler de son mépris total à mon égard.

Ayant terminé sa lecture, il se dirigea vers une pile de vieux journaux, posée sur une étagère assez basse.

Je reculai instinctivement pour m’éloigner de lui, les yeux rivés à sa petite silhouette crasseuse. Le roux sombre de sa chevelure luisait malgré la poussière, ses yeux brillaient comme deux lampes.

Il paraissait grotesque, au milieu de toutes ces bougies, ce petit abandonné d’outre-tombe, repoussant de saleté, et pourtant sa beauté était souveraine. Et sous le brillant éclairage, je discernai chez lui une férocité nouvelle.

J’étais profondément troublé. Il était à la fois dangereux et irrésistible. J’aurais pu le regarder indéfiniment, mais un tout-puissant instinct me disait : Laisse-lui cet endroit s’il le veut.

Le violon. Je m’efforçai désespérément de songer au violon. De détacher mon attention des mains d’Armand, de ses yeux.

Mais la vue de sa concentration me mettait en transe.

Lui tournant le dos, je passai au salon. Mes mains tremblaient, sa présence m’était presque insupportable. Je cherchai partout sans pouvoir trouver ce maudit violon. Où Nicolas avait-il bien pu le mettre ? Je n’arrivais pas à le deviner.

Pages tournées, crissement du papier, bruit doux d’un journal heurtant le sol.

Retourne immédiatement à la tour.

Au moment où je passai rapidement devant le bureau, sa voix silencieuse en jaillit et m’arrêta. On eût dit qu’une main m’avait pris à la gorge. Je me tournai et croisai son regard.

Les aimes-tu, tes enfants silencieux ? Et eux, t’aiment-ils  ? Ses deux questions se dégagèrent des échos indistincts.

Le sang me monta au visage, sa chaleur se diffusa sur mes joues comme un masque, tandis que je le regardais.

On eût dit un fantôme dans ce bureau vandalisé, un envoyé de ce diable auquel il croyait. Pourtant son visage était si tendre, si juvénile.

Le Don ténébreux n’apporte jamais l’amour, vois-tu, il n’apporte que le silence. Sa voix muette semblait plus douce, plus claire, les échos s’estompaient. Nous disions que c’était la volonté de Satan qui interdisait au maître et au novice de se réconforter mutuellement Il ne fallait servir que lui.

Chacune de ses paroles me pénétrait, accueillie en moi par une curiosité et une vulnérabilité secrètes et honteuses, mais je refusais de le lui montrer. Je dis, avec colère :

« Que veux-tu de moi ? »

En ce moment, j’avais plus peur de lui que durant nos luttes et nos discussions précédentes ; or, je hais ceux qui me font peur, ceux qui savent des choses que je dois savoir, qui ont sur moi cet avantage.

« C’est comme de ne pas savoir lire, n’est-ce pas ? dit-il tout haut. Ton maître, Magnus le proscrit, se souciait-il de ton ignorance ? Il t’a tu les choses les plus simples. »

Son visage restait impassible.

« N’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Qui s’est jamais préoccupé de t’apprendre quoi que ce soit ?

— Tu prends tout cela dans mon esprit...», protestai-je,éperdu. Je revoyais les rangées de livres de mon enfance, que je ne savais pas lire, Gabrielle penchée sur ses livres, nous tournant le dos. « Arrête ! » grinçai-je.

Il me semblait qu’un temps infini s’était écoulé. J’étais désorienté. Il reprit silencieusement :

Jamais ils ne te satisfont, ceux que tu crées. Dans le silence, l’isolement et le ressentiment ne font que croître.

Je voulus bouger, mais je restai cloué sur place.

Tu me désires et je te désire, car nous seuls dans ce royaume sommes dignes l’un de l’autre. Ne le sais-tu pas ?

Les paroles atones semblaient se prolonger, s’amplifier, comme une note de violon tenue le plus longtemps possible.

« C’est de la folie », murmurai-je. Je songeai à tout ce dont il m’avait accusé, à toutes les horreurs dont il était coupable, à ses adeptes précipités dans le feu.

« Est-ce vraiment de la folie ? demanda-t-il. Alors retourne vers tes enfants silencieux. En ce moment même, ils se disent ce qu’ils ne peuvent te dire à toi.

— Tu mens..., dis-je.

— Et le temps ne fera que renforcer leur indépendance. Fais ta propre expérience, toutefois. Tu me trouveras sans peine quand tu voudras bien venir à moi. Où puis-je aller ? Que faire ? Tu as refait de moi un orphelin.

— Ce n’est pas vrai !

— Si, c’est vrai. Tout est de ta faute. C’est toi qui as causé notre perte. » Point de colère, pourtant. « Mais je puis attendre que tu viennes à moi, pour me poser les questions auxquelles moi seul saurai répondre. »

Je le dévisageai un long moment. J’avais l’impression de ne pouvoir bouger, de ne rien voir d’autre que lui et le profond sentiment de paix que j’avais éprouvé à Notre-Dame, le charme qu’il exerçait sur moi, opérait à nouveau. Les lumières de la pièce étaient trop vives. Il était environné de clarté et semblait se rapprocher de moi et moi de lui sans qu’aucun de nous deux ne bougeât. Il m’attirait à lui, m’attirait à lui.

Je me détournai en trébuchant, perdis l’équilibre. J’étais hors de la pièce, je courus le long du vestibule, m’engouffrai par la fenêtre de derrière et grimpai jusqu’au toit.

Je parcourus au galop l’île de la Cité, comme s’il était à mes trousses, et les battements affolés de mon cœur ne se ralentirent que lorsque j’eus laissé la ville derrière moi.

 

Les cloches de l’enfer tintaient.

La tour dressait sa masse obscure contre les premières lueurs du matin. Mon petit clan reposait déjà dans la crypte.

Je n’ouvris pas les tombeaux pour les regarder, malgré l’envie désespérée qui me tenaillait de voir Gabrielle, de lui toucher simplement la main.

Je montai, solitaire, jusqu’au chemin de ronde pour contempler le brûlant miracle de l’aube naissante, que je ne reverrais plus jamais s’accomplir jusqu’au bout. Les cloches de l’enfer, ma musique secrète...

Un autre son arrivait jusqu’à moi et je m’émerveillai qu’il eût la puissance de m’atteindre. C’était comme un chant faible et doux, venant de très loin.

Jadis, en Auvergne, j’avais entendu un petit paysan chanter sur la route. Il se croyait seul et sa voix possédait une force et une pureté presque irréelles. C’était la même voix qui m’appelait à présent. Une voix solitaire qui couvrait tous les autres bruits.

J’eus peur, une fois de plus. Pourtant je restai sur ma haute plate-forme. La brise matinale était soyeuse contre ma peau. Le ciel n’était plus un dais, c’était une brume illimitée au-dessus de moi, dans laquelle montaient se perdre les dernières étoiles.

La voix lointaine se fit plus acérée et vint me frapper la poitrine, là où j’avais posé ma main.

Elle me perça comme un rayon lumineux troue les ténèbres, chantant : Viens à moi, tout sera pardonné si tu viens. Je suis plus seul que je ne l’ai jamais été.

Et au fil des minutes, me parvint avec la voix un sentiment de possibilités illimitées, d’émerveillement et d’espérances, qu’accompagnait la vision d’Armand, seul, dans l’encadrement du portail de Notre-Dame. Le temps et l’espace n’étaient que des illusions. Il se dressait, dans un pâle lavis de lumière, devant le maître-autel, gracieux dans ses haillons superbes, la patience au fond des yeux. Il n’y avait plus de crypte, désormais, sous les Innocents, plus de fantôme grotesque chez Nicolas, occupé à jeter les livres comme des coquilles vides, une fois qu’il en avait absorbé la substance.

Je m’agenouillai et appuyai ma tête contre la pierre rugueuse. Je vis la lune s’évanouir comme une apparition et le soleil devait la toucher, car elle me fit mal et je fermai les yeux.

Je sentais en moi, cependant, une intense exaltation, une extase, comme si mon esprit était capable d’éprouver la jouissance des Pratiques ténébreuses sans que le sang coulât dans ma gorge. L’intimité de la voix me fendait en deux pour aller chercher la partie la plus tendre et secrète de mon âme.

Que veux-tu de moi ? avais-je envie de dire. Comment une telle miséricorde est-elle possible, alors qu’une si amère rancœur t’habitait tout à l’heure ? Ton clan détruit, des horreurs que je ne veux même pas imaginer...

Mais les mots ne voulaient toujours pas sortir. Et cette fois, je savais que si j’osais insister, la félicité se dissiperait à jamais, laissant la place à une détresse plus atroce encore que la soif du sang.

Pourtant, alors même que je me taisais, baignant dans le mystère de ce sentiment, j’étais envahi d’images et de pensées qui m’étaient étrangères.

Je me voyais redescendre jusqu’au donjon et soulever les corps inanimés de mes deux monstrueux semblables que j’aimais pour les rapporter sur cette plate-forme et les y abandonner, impuissants, à la merci du soleil levant. Les cloches de l’enfer sonnaient en vain le tocsin pour les avertir et le soleil s’emparait d’eux pour les réduire en cendres.

Mon esprit révulsé chassa cette vision, la chassa avec un sentiment d’amère et douloureuse désillusion.

« Tais-toi, enfant, chuchotai-je, meurtri par la déception. Es-tu vraiment assez sot pour croire que je pourrais faire une chose pareille ? »

La voix s’estompa, se retira de moi et je sentis ma solitude par tous les pores de ma peau. J’avais l’impression de me trouver à jamais privé de toute couverture, d’être condamné à rester aussi nu et malheureux qu’en ce moment.

Et je sentis au loin une convulsion de pouvoir, comme si l’esprit d’où émanait la voix se recourbait sur lui-même à la façon d’une grande langue.

« Trahison ! dis-je plus fort. Quelle tristesse, cependant, quel faux calcul ! Comment peux-tu dire que tu me désires ? »

Enfui ! Il avait totalement disparu. Et j’avais désespérément envie qu’il revînt, même si c’était pour se battre avec moi. Je voulais retrouver ce sentiment que de grandes choses étaient possibles, éprouver encore ce délicieux embrasement.

Je revis son visage à Notre-Dame, juvénile et doux, comme celui d’un saint du Vinci. Une affreuse impression de fatalité me parcourut.

6

Dès le réveil de Gabrielle, je l’attirai à l’écart de Nicolas, dans la quiétude de la forêt, et lui appris tout ce qui s’était passé la nuit précédente. Tout ce qu’Armand avait suggéré et dit. Non sans embarras, je lui parlai du silence qui existait entre nous et dont je savais à présent qu’il était irrévocable.

« Il faut quitter Paris au plus tôt, conclus-je. Cette créature est trop dangereuse. Ceux à qui j’ai donné le théâtre ne savent que ce qu’ils ont appris de lui. Eh bien, soit, je leur livre Paris. Quant à nous, lançons-nous sur la Voie du Diable, pour parler comme la vieille reine.

Je m’étais attendu à de la colère de sa part, à de la haine envers Armand, mais elle resta parfaitement calme.

« Lestat, trop de questions restent sans réponse, me dit-elle. Je veux savoir comment ce vieux clan a commencé, je veux savoir tout ce qu’Armand sait de nous.

Mère, j’aimerais mieux m’en aller. Peu m’importe comment tout cela a commencé. Peut-être ne le sait-il pas lui-même.

— Je comprends, Lestat, crois-moi. Au bout du compte, je me soucie moins de toutes ces créatures que des arbres de cette forêt ou des étoiles dans le ciel. Je préférerais étudier les courants du vent ou le dessin des feuilles mortes sur le sol, mais ne nous précipitons pas. L’important, pour le moment, est de rester ensemble, tous les trois. Allons à Paris et préparons posément notre départ. Et tâchons aussi de tirer Nicolas de sa torpeur grâce au violon. »

J’aurais voulu lui parler de Nicolas, lui demander ce que cachait son silence obstiné, ce qu’elle devinait, mais les mots se coincèrent dans ma gorge. Je repensai à son exclamation : « C’est un désastre mon fils ! »

Passant son bras autour de ma taille, elle m’entraîna vers la tour.

« Je n’ai point besoin de lire dans ton esprit, dit-elle, pour savoir ce que tu as dans le cœur. Emmenons-le à Paris chercher son Stradivarius. » Elle se dressa sur la pointe des pieds pour m’embrasser. « Nous étions déjà lancés sur la Voie du Diable, toi et moi, avant que tout ceci ne survienne. Nous pourrons bientôt la reprendre. »

 

Il fut enfantin d’emmener Nicolas jusqu’à Paris. Comme un fantôme, il se mit à cheval et nous suivit ; seuls ses cheveux et sa cape, fouettés par le vent, semblaient doués de vie.

Lorsque nous nous sustentâmes dans l’île de la Cité, je m’aperçus que je ne supportais pas de le voir chasser ni tuer.

Il n’était pas encourageant de le voir accomplir ces actes simples avec une léthargie de somnambule. Cela prouvait tout au plus qu’il pourrait rester indéfiniment notre complice silencieux, mais sans valoir mieux qu’un cadavre ressuscité.

Pourtant, en arpentant les ruelles, j’éprouvai une émotion inattendue : nous n’étions plus deux, à présent, mais trois. Un clan. Et si je parvenais à secouer Nicolas...

Mais la visite à Roget passait en premier. Je devais me rendre seul chez l’avocat et, laissant mes deux compagnons à quelques portes de là, j’allai actionner le heurtoir, en me préparant à jouer la scène la plus difficile de ma carrière.

J’appris sans tarder, cette nuit-là, une importante leçon concernant les mortels et leur besoin de se convaincre que le monde est un endroit sûr. Roget fut enchanté de me voir, si heureux de me retrouver « en parfaite santé » et toujours prêt à l’employer, qu’il me donna sa bénédiction avant même que j’eusse commencé à m’empêtrer dans mes ridicules explications.

Je compris très vite qu’il croyait sincèrement que Gabrielle et moi avions quitté l’appartement par une petite porte de service, qui donnait dans la chambre, explication commode à laquelle je n’avais point songé. Quant au candélabre tordu, je le mis sur le compte de mon chagrin, ce qu’il parut trouver tout naturel.

Il voulut bien croire, enfin, que nous nous étions éclipsés ainsi, parce que Gabrielle avait éprouvé le désir soudain de se réfugier dans un couvent où elle séjournait à l’heure actuelle.

« Son rétablissement est un vrai miracle, monsieur, lui dis-je. Si vous la voyiez... mais abrégeons. Nous allons partir en Italie, avec Nicolas de Lenfent, et nous avons besoin d’argent liquide, de lettres de crédit et d’un carrosse, un très grand carrosse avec un attelage d’au moins six chevaux. Pouvez-vous me procurer tout cela ? Il faudrait que tout soit prêt vendredi soir. Et écrivez je vous prie à mon père pour lui annoncer ce départ. Il va bien, je suppose ?

— Oui, oui, bien sûr. Je n’ai pas voulu l’alarmer...

— Bravo, mon cher Roget. Je savais que je pouvais vous faire confiance. Que ferai-je sans vous ? A présent, parlons de ces rubis, pourriez-vous les vendre au plus vite ? »

Il notait mes instructions à toute vitesse, ses doutes et ses soupçons fondant à la chaleur de mes sourires. Qu’il était donc content d’avoir quelque chose à faire !

« Pour le moment, le théâtre du boulevard du Temple restera vide et je compte sur vous, bien entendu, pour le gérer en mon nom. Et ainsi de suite. »

Mon théâtre, qui abritait à présent une bande de vampires en haillons, à moins qu’Armand ne les eût déjà découverts et brûlés comme des vieux costumes. Cela, je le saurais bien assez tôt.

Je redescendis les marches de sa maison en sifflotant, ravi d’être débarrassé de cette corvée, et m’aperçus soudain que Gabrielle et Nicolas semblaient avoir disparu.

Je m’arrêtai pour scruter les alentours.

Je vis un jeune garçon sortir d’une ruelle, comme s’il venait de se matérialiser. C’était Gabrielle.

« Lestat, il est parti, il a disparu », lança-t-elle.

Interdit, je répétai sottement : « Comment cela, disparu ? » Mais ma raison avait déjà sombré. Si j’avais cru ne plus l’aimer, je m’étais menti.

« Pourtant, je l’ai à peine quitté des yeux. Il a fait vite. » Elle était moitié désolée, moitié furieuse.

« As-tu entendu un autre...

— Non. Rien. Il a été trop vif pour moi.

— Oui, s’il a agi de son propre chef, s’il n’a pas été enlevé...

— Si Armand s’était emparé de lui, j’aurais entendu sa peur, insista-t-elle.

— Mais éprouve-t-il de la peur ? Éprouve-t-il quoi que ce soit ? » J’étais au comble de la terreur et de l’exaspération. Il s’était évanoui dans une obscurité qui roulait tout autour de nous, comme une roue géante sur son axe. Je serrai les poings.

« Écoute-moi, dit-elle. Il n’y a que deux pensées qui tournent en rond dans son esprits.

— Quoi donc ? Dis-moi !

— Il y a le bûcher sous le cimetière des Innocents, où il a failli mourir brûlé vif. Et puis un petit théâtre...

— C’est celui de Renaud », m’écriai-je.

 

Ensemble, nous étions des archanges, elle et moi. Il ne nous fallut pas un quart d’heure pour gagner l’agitation du boulevard et de là, l’entrée des artistes du théâtre de Renaud.

Les planches qui la condamnaient avaient été arrachées et les serrures brisées, mais, en traversant rapidement le vestibule qui menait aux coulisses, je n’entendis ni Éleni, ni aucun des autres.

Peut-être Armand était-il venu reprendre ses enfants. C’était de ma faute, car j’avais refusé de les accueillir auprès de moi.

Rien d’autre ici qu’une jungle d’accessoires et les grandes toiles peintes représentant la nuit et le jour, la forêt et les champs, rien d’autre que les loges ouvertes comme autant de petits placards où un miroir captait parfois le peu de lumière qui filtrait par la porte restée ouverte derrière nous.

La main de Gabrielle se crispa sur ma manche. Elle m’indiqua la coulisse proprement dite et son visage me dit que ce n’était pas la bande de vampires. Nicolas était ici.

Je m’avançai jusqu’à la petite scène. Le rideau de velours était ouvert et je voyais très nettement sa silhouette dans la fosse d’orchestre. Il était assis à son ancienne place, les mains croisées sur les genoux. Bien qu’il me fît face, il ne me voyait pas. Il avait toujours les yeux dans le vague.

Je me remémorai alors l’étrange réflexion de Gabrielle, après que je l’eusse créée, m’expliquant qu’elle avait l’impression d’être morte et de ne plus pouvoir agir dans le monde mortel.

Nicolas paraissait inanimé et translucide. Il était devenu un de ces spectres immobiles et sans expression, tapis dans la pénombre d’une maison hantée, presque soudés au mobilier poussiéreux ; de ceux qui vous effraient peut-être plus que tout.

Je me penchai pour voir s’il avait son violon, par terre contre sa chaise ; ayant constaté que non, je me dis qu’il restait encore une petite chance.

« Surveille-le un instant », dis-je à Gabrielle et, le cœur battant, je repartis vers les loges, absorbant enfin toutes les anciennes odeurs. Pourquoi nous avoir ramenés ici, Nicolas ? Mais baste ! pouvais-je récriminer ? N’y étais-je pas revenu, moi aussi ?

J’éclairai une chandelle dans la loge de la jeune première. Des pots de fard ouverts un peu partout, des costumes suspendus au mur. Je passai successivement dans toutes les loges, remplies de vêtements abandonnés, de peignes et brosses oubliés, de fleurs fanées, de poudre renversée par terre.

Je songeai à Éleni et à ses compagnons et je me rendis compte qu’il flottait dans l’air un très léger parfum des Innocents, puis je discernai la trace d’un pied nu dans la poudre renversée. Oui, ils étaient venus.

En tout cas, ils n’étaient pas entrés dans mon ancienne loge, celle que j’avais partagée avec Nicolas. Elle était encore fermée à clef et j’eus un instant de saisissement lorsque j’eus fracturé la porte. Tout était exactement comme je l’avais laissé.

La minuscule pièce était bien rangée, le miroir astiqué, et je vis toutes mes affaires telles que je les avais laissées le dernier soir. Mon vieil habit à son crochet, une paire de bottes usagées, mes pots de fard soigneusement alignés et ma perruque de théâtre sur sa tête en bois. Les lettres de Gabrielle, nouées par un ruban, quelques journaux où l’on parlait de moi et une bouteille de vin à moitié pleine.

Et là, dans l’obscurité, sous la table de maquillage, je vis luire, à moitié enfoui sous une cape noire, un étui à violon. Ce n’était pas celui qu’il avait apporté d’Auvergne. Non, celui-ci devait contenir le précieux cadeau que je lui avais fait après, avec mes « quelques sous », le Stradivarius.

Je me penchai pour ouvrir l’étui. L’instrument avait une délicatesse, un éclat sombre, qui ne trompaient pas. Posant un instant ma chandelle, je le sortis soigneusement de sa boîte, ainsi que l’archet dont je tendis les crins, comme je l’avais vu faire tant de fois à Nicolas. Puis je regagnai la scène avec mon butin et ma lumière et je me mis en devoir d’allumer la longue rangée de chandelles de la rampe.

Gabrielle, impassible, m’observait, puis elle vint m’aider. Il me sembla que Nicolas s’agitait, mais peut-être n’était-ce qu’un jeu de lumières. Les plis profonds du velours s’étaient éclairés dans toute la salle, les petits miroirs fixés un peu partout donnaient l’impression que le théâtre entier était illuminé.

Qu’elle était belle notre petite salle ! Du temps où nous étions mortels, elle nous avait ouvert les portes du monde pour déboucher finalement sur les portes de l’enfer.

Quand j’eus fini, je restai un moment sur les planches pour contempler les dorures de la salle, le nouveau lustre qui pendait du plafond et le grand frontispice au-dessus de moi, avec les masques de la comédie et de la tragédie, deux visages prolongeant un même cou.

La salle semblait toujours plus petite quand elle était vide, mais pleine c’était la plus grande de Paris.

Du dehors, nous parvenait la rumeur du boulevard, de faibles éclats de voix s’élevant parfois comme des étincelles par-dessus le sourd brouhaha. Le passage d’un lourd véhicule déclencha une vibration dans tout le théâtre : les flammes des chandelles vacillèrent, le rideau frémit et je vis onduler la toile peinte représentant un beau jardin surmonté d’un ciel nuageux.

Nicolas ne leva pas la tête vers moi, lorsque je m’engageai dans le petit escalier qui descendait dans la fosse.

Gabrielle me regardait depuis la coulisse, le visage froid, mais patient, adossée au portant dans la posture nonchalante d’un jeune homme étrange, aux cheveux longs.

Je m’avançai derrière Nicolas et posai le violon sur ses genoux par-dessus son épaule. Il bougea enfin. Sa nuque vint s’appuyer contre moi et lentement il leva la main gauche pour saisir le manche du violon tandis que sa main droite empoignait l’archet.

Je m’agenouillai, les mains sur ses épaules, et lui baisai la joue. Plus d’odeur, ni de chaleur humaines. C’était une statue de mon Nicolas.

« Joue, murmurai-je. Joue pour nous. »

Lentement, il se retourna pour me faire face et, pour la première fois depuis l’octroi du Don ténébreux, il me regarda droit dans les yeux. Un petit bruit sortit de sa gorge, mais si étranglé que j’eus l’impression qu’il ne pouvait plus parler, que ses organes de la parole étaient paralysés à jamais. Pourtant, il se passa la langue sur les lèvres et dit si bas que je l’entendis à peine :

« L’instrument du diable.

— Oui. » Si c’est là ce que tu veux croire, crois-le, mais joue.

Ses doigts hésitaient au-dessus des cordes. Il frappa le bois creux du bout des ongles, puis, d’une main tremblante, il pinça les cordes pour les accorder, tournant les chevilles avec une lenteur et une concentration extrêmes, comme s’il venait tout juste de découvrir que la chose était possible.

Quelque part sur le boulevard, des rires d’enfants s’élevèrent, des roues de bois claquèrent contre les pavés inégaux. Les cordes pincées produisaient un son aigre, dissonant, qui rendait plus pénible encore la tension ambiante.

Nicolas pressa l’instrument contre son oreille et il me sembla qu’il restait ainsi une éternité. Puis, lentement, il se leva. Je quittai la fosse pour gagner la salle où je m’installai sur un banc, sans quitter des yeux sa silhouette sombre se découpant sur les lumières du plateau.

Il se tourna face à la salle, comme il l’avait fait tant de fois au moment de l’intermède, nicha le violon sous son menton, puis, avec un mouvement rapide comme l’éclair, il passa l’archet sur les cordes.

Les premiers accords pleins et voluptueux vibrèrent dans le silence et se prolongèrent interminablement dans les graves. Puis, les notes s’élevèrent, riches, sombres et stridentes, comme si le violon les distillait par quelque étrange alchimie, jusqu’à ce qu’un impétueux torrent mélodique déferlât sur la salle.

J’eus l’impression d’être englouti, de sentir la musique me percer jusqu’à l’os.

Je ne voyais ni ses doigts agiles, ni son archet ; je ne distinguais que les oscillations de son corps, que ses attitudes torturées à chaque fois que la musique le tordait, le projetait en avant, le renversait en arrière.

La mélodie devenait plus aiguë, plus stridente, plus rapide, pourtant chaque note était une perfection. Pas le moindre effort dans cette exécution dont la virtuosité excédait de très loin tous les rêves des mortels. Le violon parlait, il ne se contentait pas de chanter, il insistait. Il contait une histoire.

La musique était une lamentation, une fugue terrifiée qui s’enroulait autour de rythmes dansants et hypnotiques, lesquels lançaient Nicolas d’un côté puis de l’autre, avec une violence croissante. Sa chevelure étincelait sous les lumières. Son visage était baigné de sueur rougeâtre. L’odeur du sang parvenait jusqu’à moi.

Moi aussi, cependant, je me contorsionnais. Je m’écartais de lui, affalé sur mon banc, comme si j’en avais peur, de la même façon que les mortels naguère avaient eu peur de moi.

Et je sus, je sus avec une certitude entière et simultanée, que le violon m’expliquait tout ce qui était arrivé à Nicolas. Les ténèbres avaient explosé, avaient fondu, et leur beauté faisait songer à l’éclat de charbons rougeoyants, à cette intense illumination qui n’est là que pour faire ressortir l’obscurité sur laquelle elle se détache.

Gabrielle aussi luttait pour ne pas succomber à cet assaut, le visage crispé, les poings contre les tempes. Sa crinière lui retombait jusqu’à la taille, elle avait fermé les yeux.

Un autre son perçait à présent sous ce déluge mélodique. Ils étaient là. Ils venaient d’entrer dans le théâtre et se dirigeaient vers nous.

La musique atteignait des sommets impossibles, le son s’étranglait brièvement avant de reprendre son vol. Un mélange d’émotion et de logique pure le propulsait au-delà des limites du supportable. Et il continuait, encore et toujours.

Les quatre vampires parurent lentement sur la scène, d’abord la majestueuse silhouette d’Éleni, puis le jeune Laurent, puis Eugénie a Félix. Ils portaient à présent des costumes d’acrobates, de baladins des rues, les hommes en maillot blanc et tunique d’Arlequin, les femmes en culotte bouffante et robe à fanfreluches, de légers chaussons aux pieds. Le fard rouge se détachait sur leurs joues blanches, leurs yeux de vampire, étincelants, étaient ourlés de noir.

Ils s’avancèrent silencieusement vers Nicolas, comme attirés par un aimant, leur beauté s’épanouissant sous les lumières, soulignée par l’auréole scintillante de leur chevelure, leurs mouvements agiles et félins, leur expression recueillie.

Lentement, Nicolas leur fit face, sans cesser de se contorsionner, et son chant devint une frénétique supplication, qui suivait péniblement les détours et les accidents du terrain mélodique.

Éleni le contemplait, les yeux écarquillés par l’horreur... ou par le ravissement. Puis ses bras se levèrent en un geste lent et spectaculaire, son corps se tendit, son cou s’allongea gracieusement. Eugénie avait pivoté et levé la jambe, le genou plié, esquissant le premier pas d’une danse. Félix, cependant, fut le premier à saisir brusquement le rythme de Nicolas, remuant la tête de droite à gauche et agitant ses membres comme une immense marionnette contrôlée depuis les cintres par quatre câbles.

Les autres s’en aperçurent. Ils avaient tous vu les marionnettes sur le boulevard et ils adoptèrent à leur tour leurs attitudes mécaniques, leurs mouvements brusques et spasmodiques, tandis que leurs visages restaient totalement inexpressifs.

Un rafraîchissant courant de bonheur me traversa, comme une bouffée d’air glacé au milieu de la chaleur infernale de cette musique, et je gémis de plaisir en les regardant culbuter et tournoyer comme des êtres invertébrés au bout de leurs ficelles imaginaires.

Ils avaient découvert l’essence grotesque de la musique, su trouver l’équilibre entre ses hideuses supplications et son chant insistant, et c’était Nicolas qui tirait les ficelles.

A présent, il jouait pour eux et eux dansaient pour lui.

Il fit un pas vers le plateau et bondit par-dessus les feux de la rampe pour atterrir au milieu des danseurs. La lumière glissait sur le bois verni du violon, sur son visage ruisselant.

Un nouvel élément moqueur s’était introduit dans l’interminable morceau, un rythme syncopé qui hachait la ligne mélodique et la rendait tout à la fois d’autant plus amère et d’autant plus douce.

Les marionnettes dansaient une ronde saccadée tout autour de lui. Les doigts écartés, la tête ballante, elles se tordirent maladroitement jusqu’au moment où le chant de Nicolas se fondit en une expression de tristesse poignante ; aussitôt leur danse se fit fluide et lente, la danse d’êtres au cœur brisé.

On eût dit qu’un seul esprit les animait tous, comme s’ils dansaient sur les pensées de Nicolas en même temps que sur sa musique, et il se mit à danser avec eux tout en jouant, le rythme s’accélérant pour trouver les accents rustiques d’une danse populaire, les danseurs formant aussitôt deux couples de jeunes paysans dont chaque posture exprimait le plus tendre amour.

Glacé, je contemplai cette vision surnaturelle, les amoureux vampiriques, le violoniste monstrueux, se mouvant tous avec une lenteur surhumaine, une grâce ensorcelante. La musique nous consumait comme un feu.

A présent elle hurlait de douleur, d’horreur, elle clamait la pure rébellion de l’âme contre l’univers. Et une fois encore, les cinq exécutants traduisirent visuellement son message, leurs traits déformés par la souffrance, comme ceux du masque de la tragédie au-dessus d’eux. Si je ne leur tournais pas le dos, j’allais me mettre à pleurer.

Je ne voulais plus rien voir, plus rien entendre. Nicolas se balançait dangereusement, comme si le violon était une bête sauvage qu’il ne parvenait plus à maîtriser. Il martelait les cordes de brefs et violents coups d’archet.

Les danseurs passaient devant lui, derrière lui, l’étreignaient. Soudain, alors qu’il levait les bras pour brandir le violon loin au-dessus de sa tête, ils l’arrachèrent du sol.

Un rire perçant s’échappa de ses lèvres, qui fit frémir sa poitrine et trembler ses bras et ses jambes. Puis, il baissa la tête et posa les yeux sur moi, avant de hurler de toutes ses forces :

« JE TE PROPOSE LE THÉÂTRE DES VAMPIRES ! LE THÉÂTRE DES VAMPIRES! LE MEILLEUR SPECTACLE DU BOULEVARD ! »

Surpris, les autres le regardèrent, mais aussitôt, toujours avec le même ensemble, ils se mirent à applaudir bruyamment et à bondir de joie. Jetant leurs bras autour de son cou, ils l’embrassèrent tendrement avant de le faire tournoyer sur lui-même tandis qu’ils dansaient une ronde autour de lui. Leurs éclats de rire s’élevaient comme des bulles. Il les serra dans ses bras et leur rendit leurs baisers ; de leurs langues roses, ils léchèrent la sueur sanglante qui coulait sur son visage.

« Le Théâtre des Vampires ! » Ils coururent sur le devant de la scène pour hurler ces mots au public inexistant, au monde entier. Ils se mirent à saluer, à sautiller et à crier, bondissant jusqu’aux cintres et retombant bruyamment sur les planches.

La dernière vibration de la musique s’était éteinte, remplacée par cette cacophonie de cris, de battements de pieds et de rires.

Sans m’en rendre compte, je dus remonter sur scène et passer devant eux pour gagner ma loge, car tout à coup, je me retrouvai acculé dans un coin de la petite pièce, le visage contre la fraîcheur d’un miroir, Gabrielle à mes côtés.

Ma respiration était rauque et son bruit me troublait. Les objets qui m’entouraient éveillaient en moi de puissantes émotions. Je suffoquais. J’étais incapable de penser.

Puis Nicolas vint s’encadrer dans le chambranle de la porte et il écarta Gabrielle avec une force qui nous surprit, elle et moi, pour lancer en me menaçant du doigt :

« Alors, ça ne te plaît pas, cher seigneur et mécène ? Tu n’admires pas la splendeur, la perfection de notre art ? Tu ne veux pas faire profiter le Théâtre des Vampires de ces richesses que tu possèdes en si grande abondance ? Voir ton théâtre atteindre enfin son magnifique objectif ? Comment as-tu dit, l’autre jour : la nouvelle incarnation du mal, le ver au cœur de la rose, la mort au milieu même de la vie...»

Du mutisme absolu, il était passé à une faconde de maniaque et lorsqu’il cessa de parler, des bruits sourds continuèrent à s’échapper de ses lèvres comme l’eau jaillit d’une source. Son visage était crispé, dur, luisant de gouttelettes de sang qui tachaient son linge en tombant.

Derrière lui s’élevaient les rires incohérents des autres, à l’exception d’Éleni qui regardait par-dessus son épaule, en s’efforçant de saisir ce qui se passait entre nous.

Il s’approcha de moi avec un large sourire, m’enfonçant le doigt dans la poitrine.

« Eh bien, parle donc. Ne vois-tu pas la sublime moquerie, le génie de la chose ? Ils viendront voir nos spectacles, rempliront nos coffres d’or et ne soupçonneront jamais ce qu’ils abritent ainsi parmi eux, ce qui prospère sous le nez des Parisiens. Dans les ruelles obscures, nous sucerons leur sang et eux viendront nous acclamer derrière les feux de la rampe...»

Laurent s’esclaffa. Tintement de tambourin, son aigrelet du chant d’Eugénie. Long ruban du rire de Félix, se déroulant à sa suite parmi les toiles peintes des décors.

Nicolas s’approcha encore plus près, me cachant la lumière et le visage d’Éleni.

« Le mal dans toute sa splendeur ! » Il était menaçant, ses mains blanches ressemblaient aux pinces de quelque monstre marin prêt à me déchiqueter. « Servir le dieu du bois obscur, comme il ne l’a encore jamais été, ici même, au centre de la civilisation. C’est pour cela que tu as sauvé notre théâtre de la ruine. C’est de ta noble protection que va naître notre sublime offrande.

— C’est mesquin ! dis-je. C’est de l’astuce et rien de plus. »

Je n’avais pas parlé très fort, mais ma voix les réduisit au silence, lui et les autres. Mon saisissement se fondit en une autre émotion, non moins douloureuse, mais plus aisée à contenir.

Rien que les bruits du boulevard. Une colère farouche émanait de Nicolas qui me foudroyait du regard.

« Tu es un menteur, un méprisable menteur, dit-il.

— Ton projet n’a aucune grandeur, rétorquai-je, rien de sublime. Berner d’impuissants mortels, te moquer d’eux et sortir d’ici la nuit, pour tuer de la même façon mesquine, une mort suivant l’autre dans toute leur laide cruauté, pour que tu puisses vivre. N’importe quel homme peut en tuer un autre ! Joue éternellement du violon, danse si cela te plaît, donne-leur-en pour leur argent si cela t’occupe et grignote ainsi l’éternité. C’est de la simple astuce. Un bosquet dans le Jardin sauvage. Rien de plus.

— Vil menteur ! lança-t-il entre ses dents. Tu es le fou de Dieu, voilà ce que tu es. Toi qui possédais le secret ténébreux qui s’élève au-dessus de toutes choses et leur enlève toute signification, qu’en as-tu fait, durant les mois où tu as régné seul sur la tour de Magnus, sinon de t’efforcer de vivre en homme de bien ? En homme de bien ! »

Il était assez près pour m’embrasser. Sa salive sanguinolente mouillait ma joue.

« Protecteur des arts ! railla-t-il. Dispensateur de dons à ta famille, à tes amis ! » Il fit un pas en arrière, baissant vers moi un regard lourd de mépris.

« Eh bien, nous allons prendre ce petit théâtre que tu as paré de dorures et de velours et il servira les forces du diable plus superbement que n’a su le faire l’ancien clan. » Il se retourna pour regarder Éleni et les autres. « Nous tournerons en dérision tout ce qui est sacré. Nous les entraînerons dans des abîmes de vulgarité et d’avilissement. Nous surprendrons. Nous séduirons. Mais surtout, nous nous gaverons de leur or et de leur sang et au milieu d’eux, nous deviendrons forts.

— Oui, fit le garçon derrière lui, nous deviendrons invincibles. » Son visage avait pris l’expression démente du fanatique, tandis qu’il contemplait Nicolas. « Nous aurons un nom et une place à l’intérieur de leur monde.

— Et ils seront en notre pouvoir, s’écria Eugénie. Et nous pourrons les étudier ici même, apprendre à les connaître et perfectionner notre méthode pour les détruire à notre convenance.

— Je veux ce théâtre, me dit Nicolas. Je veux l’acte de vente et assez d’argent pour le rouvrir. Mes associés, ici présents, sont prêts à me suivre.

— Il est à toi, si tu le désires, répondis-je. Il est à toi, pourvu qu’il me débarrasse de toi, de ta méchanceté et de ta raison fêlée.

Je quittai mon coin pour m’avancer vers lui et je compris qu’il avait l’intention de me barrer la route ; alors, constatant qu’il refusait de bouger, mon courroux jaillit de moi comme un poing invisible et je vis Nicolas projeté en arrière, comme si ce poing l’avait frappé, pour aller percuter le mur.

J’aurais pu en profiter pour m’éclipser. Gabrielle était, je le savais, prête à me suivre, mais je restai. Je m’arrêtai pour le regarder, plaqué contre le mur, incapable de bouger. Il me contemplait lui aussi et sa haine était aussi pure que jamais, aucun souvenir d’amour ne venait la diluer.

Je voulais comprendre, cependant, je voulais savoir ce qui s’était passé. Je m’approchai de lui en silence et cette fois, c’était moi qui menaçais, les mains brandies comme des serres, et je sentais sa peur. Ils avaient tous peur, sauf Éleni.

Je m’arrêtai tout contre lui et il me regarda droit dans les yeux comme s’il savait exactement ce que je voulais savoir.

« Il y a eu méprise, mon amour », dit-il d’un ton acide. La sueur sanglante coulait à nouveau et ses yeux brillaient comme s’il allait pleurer. « C’était pour blesser les autres, vois-tu, que je voulais jouer du violon, pour les mettre en colère, pour m’assurer la possession d’une île où moi seul régnerais. Je voulais qu’ils assistassent à ma ruine, sans rien pouvoir faire pour me sauver. »

Je ne répondis rien. Qu’il continuât !

« Et quand nous avons décidé de partir pour Paris, j’ai cru que nous allions y mourir de faim, tomber de plus en plus bas, rouler jusqu’au fond de l’abîme. Voilà ce que je voulais, moi, au lieu de m’élever, comme ils le désiraient, moi, le fils préféré. Je croyais que nous allions sombrer. Nous aurions dû sombrer.

— Oh, Nicolas..., murmurai-je.

— Mais tu n’as pas sombré, Lestat. La faim, le froid, rien ne t’a arrêté. Tu as fait un triomphe ! » La rage étranglait à nouveau sa voix. « Au lieu de rouler ivre mort dans quelque caniveau, tu as renversé tous mes projets. Chaque aspect de la damnation que j’avais prévue a été pour toi une planche de salut ! Impossible de juguler ton enthousiasme et la passion qui jaillissait de toi. Et la lumière, cette lumière inextinguible ! Or, dans la proportion exacte où la lumière émanait de toi, les ténèbres s’étendaient en moi ! Chacune de tes exubérances me transperçait et créait chez moi une mesure égale d’obscurité et de désespoir ! Et le pouvoir magique, lorsque tu l’as détenu, ironie profonde entre toutes, tu m’as protégé de lui. Et qu’en as-tu fait, sinon de te servir de ton pouvoir satanique pour simuler les actions d’un homme de bien ! »

Je me détournai. Je les voyais tous, dispersés dans la pénombre, Gabrielle se tenant le plus loin de moi. Je vis dans la lumière sa main qui me faisait signe de la suivre.

Nicolas me prit par les épaules. Je percevais sa haine à travers ce contact. C’était immonde.

« Comme un rayon de lumière incapable de penser, tu as mis en fuite les chauves-souris de l’ancien clan, chuchota-t-il. Et dans quel but ? Que représente tout cela pour le monstre meurtrier, empli de lumière ? »

Me retournant, je le frappai, l’envoyant rouler à l’autre bout de la loge ; son poing fracassa le miroir, sa tête cogna avec force le mur du fond.

Pendant un bref instant, il resta comme un objet brisé contre le tas de vieux vêtements, puis son regard retrouva sa détermination, un sourire adoucit son visage. Il se releva et lentement, comme aurait pu le faire un mortel indigné, il remit de l’ordre dans sa toilette chiffonnée et ses cheveux ébouriffés.

Ses gestes me firent penser aux miens, sous le cimetière des Innocents, lorsque mes ravisseurs m’avaient jeté dans la poussière. Il s’avança vers moi avec la même dignité et le plus affreux sourire que j’eusse jamais vu.

« Je te méprise, dit-il, mais tout est fini entre nous. J’ai reçu de toi le pouvoir et je sais m’en servir, ce qui n’est pas ton cas. J’évolue enfin dans un royaume où je choisis de réussir ! Nous voici à présent égaux dans les ténèbres. Et tu me donneras ce théâtre, parce que tu me dois bien ça et que tu aimes donner, n’est-ce pas ? – donner de l’or aux enfants qui ont faim. Et désormais, jamais plus je ne contemplerai ta lumière. »

Il me contourna et tendit les bras aux autres.

« Venez, mes beautés, venez, nous avons des pièces à écrire, des affaires à régler. J’ai des choses à vous apprendre. Je sais, moi, comment sont vraiment les mortels. Nous devons sérieusement nous atteler à la tâche d’inventer notre art, sombre et splendide. Nous formerons un clan supérieur à tous les autres. Nous ferons ce qui n’a encore jamais été fait. »

Les autres me regardaient, apeurés, hésitants. La tension était encore extrême. Je respirai à fond et ma vision s’élargit. Je vis à nouveau les coulisses, les cintres, les toiles peintes du décor et au-delà l’éclat des feux de la rampe, la salle plongée dans l’ombre. Et, en un seul immense souvenir, je vis tout ce qui s’était jamais déroulé en ces lieux. Et je vis un cauchemar en engendrer un autre, je vis une histoire s’achever.

« Le Théâtre des Vampires, chuchotai-je. Nous avons soumis cet endroit aux Pratiques ténébreuses. » Personne n’osa répondre. Nicolas se contenta de sourire.

Au moment de sortir, je leur fis signe de le rejoindre. C’était mon adieu.

 

A peine avions-nous fait quelques pas sur le boulevard que je m’arrêtai net. Silencieusement, mille horreurs m’assaillaient : Armand allait venir détruire Nicolas ; ses nouveaux frères et sœurs allaient se lasser de sa frénésie et l’abandonner ; la lumière du matin le surprendrait errant dans les rues, incapable de trouver une cachette sûre pour échapper au soleil. Je levai les yeux au ciel, sans pouvoir parler, ni respirer.

Gabrielle m’entoura de ses bras et je la serrai fort, enfouissant mon visage dans ses cheveux. Sa peau, son visage, ses lèvres étaient frais comme du velours. Son amour m’environnait avec une monstrueuse pureté qui n’avait rien à voir avec les cœurs humains, la chair humaine.

Je l’étreignis, et dans la pénombre nous devions ressembler à un couple d’amoureux sculptés dans le même bloc de marbre, n’ayant aucun souvenir de vies séparées.

« Il a fait son choix, mon fils, dit-elle. Ce qui est fait est fait et te voici libre.

— Mère, comment peux-tu dire une chose pareille ? Il ne savait pas. Il ne sait toujours pas...

— Ne pense plus à lui, Lestat. Ils s’en occuperont.

— Mais à présent, je dois retrouver ce démon d’Armand, dis-je d’une voix lasse. Je dois le persuader de les laisser en paix. »

La nuit suivante, en arrivant à Paris, j’appris que Nicolas était déjà allé trouver Roget.

Il était arrivé une heure auparavant, tambourinant à la porte comme un dément, pour réclamer à grands cris l’acte de propriété du théâtre et l’argent que je lui avais promis. Il avait menacé l’avocat et sa famille et il lui avait ordonné d’écrire à Renaud pour le faire revenir de Londres avec sa troupe. Roget ayant refusé, il avait exigé qu’il lui communiquât leur adresse et avait mis son bureau à sac.

La nouvelle m’emplit de fureur silencieuse. Ainsi, il voulait faire d’eux des vampires, ce démon en herbe, ce monstre sans foi ni loi ?

Il n’en serait rien.

J’ordonnai à Roget d’envoyer illico un courrier dans la capitale anglaise, pour faire savoir à Renaud que Nicolas de Lenfent avait perdu la raison et que personne ne devait revenir à Paris.

Après quoi, je me rendis au théâtre et trouvai Nicolas en pleine répétition, aussi surexcité que la veille. Il portait un superbe habit et les bijoux reçus du temps où il était le préféré de son père, mais son jabot était défait, ses bas de travers et ses cheveux hirsutes.

En présence d’Éleni et des autres, je lui annonçai qu’il n’aurait rien de moi si je n’avais pas la promesse qu’aucun acteur, aucune actrice de la capitale ne serait tué ou débauché par le nouveau clan, que jamais Renaud et sa troupe ne remettraient les pieds au Théâtre des Vampires et que, dans les années à venir, Roget, qui tiendrait les cordons de la bourse, ne subirait jamais le moindre mal.

Il recommença à se moquer de moi, mais Éleni le fit taire. Elle était horrifiée d’apprendre quels desseins il avait en tête et ce fut elle qui me fit les promesses requises et persuada les autres de l’imiter. Ce fut elle qui parvint à intimider Nicolas, grâce à d’anciennes et obscures formules, et qui le fit céder.

 

Et ce fut finalement à Éleni que je confiai la direction du Théâtre des Vampires et les fonds nécessaires à toutes ses dépenses, que Roget était chargé de gérer pour elle.

 

Avant de la quitter, cette nuit-là, je lui demandai de me dire tout ce qu’elle savait d’Armand. Gabrielle était avec nous.

« Il nous guette, me dit-elle. Parfois, il se laisse voir.  » Son visage douloureux me troublait. « Mais Dieu seul sait ce qu’il fera quand il découvrira ce qui se passe ici. »

 

Lestat le Vampire
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